jeudi 9 août 2012

Georges Estievenart : "Je n’attends pas grand chose du débat sur la dépénalisation des drogues douces"





securiteinterieure.fr a le plaisir de recevoir dans les Conversations de securiteinterieure.fr Georges Estievenart, Directeur fondateur de l’Observatoire Européen des Drogues et des Toxicomanies (Lisbonne).

Georges Estievenart est Chercheur associé à l’Institut Choiseul (Paris) et Agrégé de l'Université. Enseignant à Sciences Po Paris, il a été également ancien haut fonctionnaire à la Commission européenne (chef de l'Unité drogue au Secrétariat général).


securiteinterieure.fr  En France, le débat fait rage pour une dépénalisation des drogues douces. Qu’en pensez-vous ?

Pour être franc, je n’attends pas grand chose d’un tel débat, dans la mesure où il s’inscrit dans une perspective exagérément circonstancielle et électoraliste. Les enjeux des élections présidentielles de 2012, en France, a certes ranimé en apparence un débat resté jusque là (pendant toute la Présidence de Nicolas Sarkozy) largement atone, malgré la montée dans ce pays, depuis le début des années 2000, de la consommation de cocaïne, et la banalisation généralisée de la consommation de cannabis. Les grands partis en lice se sont, une fois de plus, contenté de gérer à minima et à vue leurs propres contradictions internes sur le sujet. 

Le Président Hollande a pris  soin de ne pas en faire une priorité de son programme présidentiel, laissant MM. Ayrault et Valls dire tout le mal qu’il pensent de la dépénalisation,… et M.  Vaillant et Mme Duflot tout le bien qu’ils y voient. En vérité, sur ce sujet difficile, le consensus se porte plutôt sur le « parler fort  et ne rien faire », comme l’atteste le fait que la législation qui régit la question de la drogue en France…est une loi obsolète datant du 31 décembre 1970 !
 

Ce même débat – sur le fond – me paraît beaucoup plus intéressant à suivre dans un pays comme le Portugal, qui a eu le courage politique d’adopter effectivement, en 2001, une loi dépénalisant l’usage de toutes les drogues, et non pas seulement des drogues dites « douces ». Car une chose au moins est sûre : une drogue n’est en soi, en tant que substance, ni dure ni douce : c’est uniquement l’usage – quantitatif et qualitatif – qui en est fait, qui peut être taxé de « dur » ou de « doux ». Le recul dans le temps est maintenant suffisant pour pouvoir procéder à des études et évaluations scientifiques de l’expérience portugaise, autrement plus intéressantes que les déclamations idéologiques, et  dont le public français, pourtant très exposé au phénomène des drogues et à la criminalité organisée sous-jacente, pourrait tirer le plus grand profit. 

Une véritable refonte de la Loi sur les stupéfiants de 1970 pourrait alors être entreprise, d’autant que la communauté internationale prend lentement conscience de la relative impasse dans laquelle l’ont conduite les « guerres contre la drogue »  menées dans des pays aussi différents que la Colombie, l’Afghanistan, le Mexique, et que les appels à une révision en profondeur de la stratégie internationale en vigueur depuis plus de 50 ans se font plus pressants (voir par exemple les travaux de la Commission Globale sur les Politiques de la Drogue ), compte tenu des résultats peu encourageants enregistrés tant en matière de consommation que de trafic et de crime organisé à l’échelle mondiale.


securiteinterieure.fr : Alors que l’Union européenne semble aller vers davantage de fermeté (à lire l'article de securiteinterieure.fr à ce sujet), quel regard portez-vous sur la situation des drogues en Europe ?

Je viens tout juste de publier dans la revue « Sécurité Globale » un article intitulé « L’Union européenne et le narco-système mondial »  qui s’efforce de répondre dans le détail et avec précision  à cette question. La situation des drogues et des phénomènes associés en Europe  est maintenant bien connue, grâce notamment aux travaux conduits depuis le début des années 1990 par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (Rapport Annuel 2011 de l’OEDT sur l’état du phénomène de la drogue en Europe) et par EUROPOL (Rapport Annuel 2011 sur l'Evaluation de la menace - OCTA). 

Si la consommation d’héroïne est relativement stable, le cannabis et la cocaïne ont connu une recrudescence de la consommation au début des années 2000, les polyconsommations se sont développées, et la production et la consommation de drogues de synthèse (amphétamines, ecstasy, etc…) se sont diversifiées et répandues, singulièrement en Europe de l’Est et du Nord.
 

La situation, non ou mal maîtrisée en matière de drogues en Europe,  est certes due à la présence d’une demande européenne de drogues qu’il faut bien attribuer au pouvoir d’achat comparativement élevé des Européens, (ce dont on ne peut que se féliciter par ailleurs, puisque le maintien et même l’augmentation du pouvoir d’achat sont un objectif affiché du bien-être à l’européenne). 
Mais il faut voir aussi que la construction européenne elle-même, qui implique un décloisonnement effectif des pays qui la composent,  repose sur une triple liberté : celle de la circulation des personnes, des biens et des capitaux ; telle est l’architecture développée en Europe depuis l’Acte Unique de 1987, qui a solennellement consacré cette triple libération. 

En matière de drogues et de criminalité organisée, l’inconvénient est que ces trois libertés contribuent aussi à l’expansion des phénomènes délictueux et criminels directement liés à la consommation des drogues : 
  • liberté de circulation renforcée des substances illicites mêlées ou cachées parmi  les marchandises licites ; 
  • circulation renforcée, en amont de la production de drogues, des précurseurs chimiques nécessaires à leur fabrication et à leur transformation ; 
  • circulation renforcée, en aval,  des bénéfices illicites tirés des trafics par le biais des institutions bancaires et financières légales. 
Dans ce contexte, il est donc parfaitement justifiable que l’action de l’Union européenne dans ces domaines ait d’abord porté sur les « mesures compensatoires » nécessaires au niveau européen pour corriger ce défaut collatéral de la construction européenne.

securiteinterieure.fr : Il est question d’harmoniser les indicateurs sur la délinquance en Europe. En matière de drogues, certains indicateurs sont déjà harmonisés. Qu’en pensez-vous ? Les Etats membres parlent-ils vraiment le même langage ?

La question de l’harmonisation des indicateurs, qui permettent de mesurer quantitativement l’ampleur d’un phénomène social complexe comme celui des drogues, est une condition nécessaire mais non suffisante pour parvenir à la définition d’une politique commune et cohérente à l’échelle d’un continent comme l’Europe. 
C’est donc avec raison que l’Union européenne, dès l’élaboration, en 1990, d’une première stratégie commune de lutte contre les stupéfiants (adoptée par le Conseil européen de Rome), a accordé un rang de haute priorité à la définition et à la mise en œuvre de standards harmonisés pour la collecte d’une information fiable et comparable entre les Etats membres, qui permette en retour de créer une base acceptable et partagée pour la prise de décision politique en amont, et l’évaluation de la ou des politiques en aval. 
C’est cette considération qui a notamment conduit à la création, en 1994, de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), Agence d’information sur les drogues de l’Union européenne implantée à Lisbonne. Cette agence a en effet mis en place et développé une méthodologie commune de recueil des données épidémiologiques qui permet de cerner la situation et l’évolution de la consommation de stupéfiants dans l’Union européenne. 

Les 5 indicateurs-clés ainsi mis en place concernent : 
  • 1) la prévalence et les modes d’usage des drogues en population générale, 
  • 2) la prévalence et les modes d’usage problématique des drogues,
  • 3) les maladies infectieuses liées à l’usage de drogues, 
  • 4) les décès liés aux drogues et la mortalité parmi les toxicomanes, 
  • 5) les demandes de traitement. Mais il n’existe toujours pas à ce jour d’indicateurs communs permettant de mesurer la délinquance et la criminalité liées aux drogues en Europe.
En d’autres termes, si le versant sanitaire du phénomène global des drogues est maintenant bien connu grâce aux travaux de l’OEDT, le versant répressif reste mal cerné et peu lisible, et la vision d’ensemble reste aléatoire et réductrice. La Commission européenne, consciente du chemin qui reste à parcourir sur ce terrain crucial, a annoncé au début de cette année ses intentions de combler cette lacune.  
Pour indispensable que soit cette approche, elle prendra beaucoup de temps encore avant de produire des effets décisifs, car en cette matière, l’harmonisation d’indicateurs est davantage un processus de rapprochement des méthodes de collecte, de partage des expériences et des bonnes pratiques, et de synthèse partagée des résultats, qui ne peut s’exécuter que dans le temps long. Ce n’est qu’à l’issue d’un tel processus que l’Union européenne sera enfin en situation de mesurer avec une précision suffisante les principales données scientifiques indispensables pour mesurer le phénomène global des drogues, pour déterminer les politiques correspondantes à mettre en place,  et pour évaluer a posteriori l’impact de ces politiques et les correctifs à y apporter pour en renforcer l’efficacité et l’efficience.


securiteinterieure.fr : Peut-on vraiment considérer qu’il existe une politique européenne en matière de drogue, tant les actions nationales sont différentes, voire divergentes ?

La réponse est dans la question, si j’ose dire. Il n’existe effectivement pas ce que l’on pourrait appeler une politique commune de lutte contre la drogue à l’échelle de l’Union européenne, en tout cas – et pour longtemps – pas encore. Ce qui ne veut pas dire qu’au cours des 20 dernières années un rapprochement certain ne s’est pas opéré entre des politiques nationales disparates, voire contradictoires.
 

Distinguons les niveaux d’action :
  • Il y a d’abord le niveau international : les 27 Etats membres de l’UE sont liés, comme le reste de la communauté internationale, par les 3 conventions internationales sur les stupéfiants de 1961, 1971 et 1988 ; ces trois conventions structurent la coopération entre Etats souverains autour du principe de la prohibition de la production, du trafic et même de la consommation des drogues « illicites », à des fins autres que strictement médicales ou scientifiques (drogues naturelles telles que l’héroïne, la cocaïne et le cannabis, et drogues de synthèse telles que les amphétamines, l’ecstasy, etc…). Ces conventions, très rigoureuses et « répressives » dans leur substance, sont aussi très laxistes dans leur mise en œuvre, puisque c’est aux Etats Parties qu’il revient, sans aucun contrôle juridictionnel supérieur, d’en assurer la mise en œuvre ; d’où les différences fondamentales qu’on peut constater d’un pays à l’autre.
  • Il y a le niveau européen (subordonné sur le fond au précédent) : avant le Traité de Maastricht, entré en vigueur en 1993, il n’existait pas de compétence des Communautés européennes en matière de drogue ; le Traité de Maastricht a introduit une compétence subsidiaire de l’Union européenne par le biais d’une coopération entre Etats membres en matière de santé publique, et en matière de Justice et d’Affaires Intérieures, deux domaines reconnus cependant comme relevant pour l’essentiel des souverainetés nationales. Cette coopération s’est beaucoup développée jusqu’à maintenant, en particulier dans le contexte de l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice instauré par le Traité d’Amsterdam entré en vigueur en 1999. La coopération policière et la coopération judiciaire pénale en sont les deux fleurons, qui couvrent plus largement, outre les drogues, toutes formes de criminalité organisée transnationale.

Malgré tous les progrès réalisés entre temps (création de l’OEDT, d’EUROPOL et d’EUROJUST, instauration du Mandat d’Arrêt Européen, reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires, etc…), il reste que, même après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne en 2010, l’action contre la drogue de l’Union européenne continue d’être étroitement enchâssée dans le respect du principe absolu de souveraineté nationale et de son corollaire : la subsidiarité de l’action européenne. 

Il existe donc aujourd’hui une sorte de macro-cadre de référence commun aux 27 Etats membres, qui trouve sa traduction dans les stratégies pluriannuelles de l’Union européenne (1)  : globalité du phénomène de la drogue, nécessité d’avoir une approche équilibrée entre la réduction de la demande (y compris la réduction des risques) et  la réduction de l’offre, rejet implicite de la notion de « guerre contre la drogue » et nécessité d’une coopération de type « développementaliste » avec les principaux pays producteurs de drogues, importance de l’information scientifique sur le phénomène et mise en place d’outils de recherche, de mesure et d’évaluation des politiques performants, etc... 
Si l’harmonisation de l’information est un objectif affiché de cette coopération entre Etats membres (cf. les travaux de l’OEDT dans le domaine épidémiologique), l’harmonisation des législations anti-drogues est explicitement exclue par les Traités successifs, y compris celui de Lisbonne. 

C’est ce qui explique les différences parfois fondamentales entre législations nationales, qui conduisent  à des absurdités toujours difficiles et polémiques, comme par exemple le narco-tourisme aux Pays-Bas résultant de la législation tolérante de ce pays sur le cannabis (et qui vient, depuis le 1er mai de cette année, d’être compensée par l’introduction d’une mesure….discriminatoire à l’égard des étrangers, contraire même à la libre circulation et à l’égalité des citoyens dans l’espace européen).
C’est donc toujours au niveau national que se prennent les décisions fondamentales en matière de lutte contre la drogue ; certains Etats membres ont opté pour des législations plus répressives que d’autres : par exemple, cas de la France et de la Suède d’un côté, cas des Pays-Bas, du Portugal, de l’Espagne et de l’Italie de l’autre.

Dans cet ensemble, encore largement hétéroclite, la dimension transnationale du trafic de drogues et des trafics associés (trafic de précurseurs chimiques en amont, et trafic ou blanchiment d’argent en aval) méritent une attention particulière, car il correspondent bien à la notion de subsidiarité sous-tendue par les Traités européens, et appellent une action renforcée de l’Union justifiée par l’impossibilité des Etats à y faire face à eux seuls, ou en coopération interétatique, de façon pertinente et efficace. 
De ce point de vue, le Traité de Lisbonne, malgré les embûches procédurales et décisionnelles qu’il prévoit, laisse espérer à terme la création d’un Parquet européen, qui pourrait le cas échéant, devenir une véritable instance juridictionnelle supérieure en Europe permettant de juger les délits graves concernant les intérêts financiers de l’Union européenne, et même, si les Etats devaient  ainsi en décider, d’autres formes graves de criminalité transnationale, dont le trafic de stupéfiants (2).

note n° 1 : Cf. Stratégie antidrogue de l’UE (2005-2012), Doc. CORDROGUE 77 du 22 novembre 2004, Conseil de l’Union européenne. Une nouvelle stratégie antidrogue, couvrant les années 2013 à 2020, est actuellement en préparation et devrait être adoptée au cours du 2ème semestre 2012.

note n° 2 : Article 86 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (Traité de Lisbonne) :
« 1. Pour combattre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, le Conseil, statuant par voie de règlements conformément à une procédure législative spéciale, peut instituer un Parquet européen à partir d’EUROJUST. Le Conseil statue à l’unanimité, après approbation du Parlement européen.
….
4. Le Conseil européen peut, simultanément ou ultérieurement, adopter une décision modifiant le paragraphe 1 afin d’étendre les attributions du Parquet européen à la lutte contre la criminalité grave ayant une dimension transfrontière….Le Conseil européen statue à l’unanimité, après approbation du Parlement européen et après consultation de la Commission. »



A lire sur securiteinterieure.fr :


A lire également de Georges Estievenart :

"Policies and Strategies to Combat Drugs in Europe: The Treaty on European Union : Framework for a New European Strategy to Combat Drugs?" (Kluwer Academic Publishers)




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